dimanche 12 février 2012

Qui reste debout ?

J'aimerais partager avec vous un poème d'Andrée Chedid. Pour ne pas "polluer" votre première impression intime de ce poème, je préfère le présenter avant de vous confier la mienne. Je serais d'ailleurs ravi de connaître les traces que ce poème aura laissé en vous.
Qui reste debout ?
D’abord,
Efface ton nom
Abolis ton âge
Supprime tes lieux
Déracine ce que tu sembles
Qui reste debout ?
Maintenant,
Ressaisis ton nom
Revêts ton âge
Adopte ta maison
Pénètre ta marche
Et puis…
A n’en plus finir, recommence
Ce poème a le pouvoir de m'inspirer une légèreté paisible, comme si toutes mes querelles avec le monde extérieur s'évanouissaient, comme s'il me déchargeait du fardeau de mes conflits intérieurs qui s'en trouvent vidés de leur sens, de la substance-même qui les maintient en vie: mon identification. Ce poème m'encourage à lâcher cette image fragmentée que j'ai forgée de moi-même et du monde.
Avec une simplicité légère mais solennelle, j'ai l'impression qu'Andrée Chedid nous invite à remonter à la source fraîche et désaltérante de ce que nous sommes réellement, et par la-même je vois deux choses qu'elle nous propose: une approche au monde vidée de ses conflits et un chemin initiatique dans l'intimité de notre âme.

Le conflit intérieur
Je trouve que ce poème est très exigeant avec nous, car, tel que je le comprends, il nous enjoint à lâcher ce qui nous torture: la confusion entre ce à quoi nous nous identifions et ce que nous sommes véritablement, notre Être profond. Tentons alors l'expérience qu'il nous propose en suivant le chemin jalonné par ses vers:
Efface ton nom
La vie me fait endosser tant de rôles, tant d'identifications que j'assume bien malgré moi ou alors que j'étale comme le paon fait la roue. Je me fais le portrait de ce que je suis et m'y identifie. Je me forge un monde d'idées, de théories, de symboles et d'images à mon sujet et au sujet des autres. Ces images sont autant de noms, autant d'identifications qui entrent en conflit les uns avec les autres.
Mais suis-je véritablement cet être fragmenté, écartelé entre des identifications variés et souvent antagonistes, éprouvé par la bataille que se livrent ses abstractions sur le champs de mon mental qui les prend pour la réalité.
Je vois que je dépense une énergie considérable à manipuler les conditions de ma vie pour qu'elles me renvoient l'image que je veux avoir de moi-même.
S'invite alors un orgueil subtil dans mon cœur si les constellations de la vie me sont favorables et coïncident avec cette image. Je m'attribue entièrement le mérite en oubliant totalement les conditions extérieures qui non seulement m'échappent mais qui ont largement contribué à mon succès: la gentillesse et l'aide d'autres personnes, la présence ou l'absence de personnes ou de certains facteurs favorables ou défavorables etc.
Mais tôt ou tard le conflit s'installe dès que mon entourage met en péril cette image: je la rejette et la colère me gagne: la colère tournée vers moi-même si mes émotions démentent la beauté de mon image ou alors la colère tournée vers tout et tout le monde si je fais l'erreur d'inculper la vie et les gens.
Quel soulagement alors si je peux simplement effacer mon nom ! Si j'efface la fiction de ce que je ne suis pas, où reste-t-il alors de la place pour le conflit ?
 Supprime tes lieux
J'ai envie de voir les lieux au sens large ici. Ce seraient alors mes racines, mes attachements aux personnes et aux endroits qui me sont chers, mais aussi mon aversion contre les personnes et les endroits qui m'inspirent la crainte, le désespoir, la tristesse.
Combien de tristesse et de désespoir assombrit mon esprit si je me cramponne à la permanence des lieux et des choses, m'agrippe à la pérennité des relations, à la stabilité des conditions extérieures, alors que l'inexorable cours du temps me rappelle inlassablement l'impermanence de toutes choses. Ai-je alors le courage de supprimer mes lieux ?
La poète me coupe l'herbe sous les pieds, mais je la sens animée d'une sagesse bienveillante qui veut me débarrasser de mes peurs. La peur de n'avoir plus aucune attache, de n'être personne, la peur de tomber dans le vide. Mais le vide n'est qu'un concept qui ne peut exister sans le plein, et c'est dans cette perspective que le vers suivant prend tout son sens pour moi:
Abolis ton âge
Pourquoi donc ? Je vois cette injonction comme la dissolution de ce qui alimente tous ces conflits comme le charbon nourrit les braises: le mental qui appréhende la réalité par des concepts, par des idées et les confond avec la réalité en la fragmentant en paires de contraires irréductibles : jeune et vieux, grand et petit, riche et pauvre. Mais mon âme, mon esprit, ma conscience peuvent-ils être jeunes ou vieux, grands ou petits, riches ou pauvres ? Ne sont-ils pas au-delà de ces abstractions qui portent en elles-mêmes le conflit par leur nature intrinsèquement antagoniste ? Si je les abolis alors, qui reste debout ? L'expérience ! Le concept table n'est pas notre expérience directe de la table. L'idée de la paix n'est pas la paix vécue. Le mot amour n'est pas l'amour donné ou reçu.
Pourquoi alors m'agripper à la jeunesse ou déprimer de la vieillesse, pourquoi retenir la richesse et vivre dans la crainte de la perte ? Ce ne sont là que des apparences auxquelles mon identification confère une solidité au-delà de la réalité en semant les graines de l'opposition et du conflit.
Quelle ouverture alors me gagne, quel espace rempli d'une infinité de potentialités se manifeste en moi si j'abolis cette solidité et laisse place à l'expérience telle quelle, simple et directe.
Mais comment peut-on imaginer dire à un enfant, dont le ventre crie famine, que sa condition n'est qu'une apparence! La pauvreté est une cruauté dont sont affligés trop d'êtres humains sur cette terre, et ce n'est pas en abolissant les antagonismes du mental conceptuel qu'ils vont soudainement trouver tous leurs besoins satisfaits.
Ou peut-être si ? Tout dépend de qui les abolit. Si nous remontons aux causes profondes de cette pauvreté, qu'est-ce que nous allons trouver? Le manque de ressources ? Le manque de place sur cette terre ? Le destin ? Une trop grande paresse de la part des pauvres ? Non. Nous trouverons une trop forte identification des riches à leur richesse, à leur statut, à leur nom, à leurs lieux fastueux, et à leur interprétation du monde qui en découle: paresseux et pauvres d'un côté, travailleurs et riches de l'autre, chanceux d'un côté, poisseux de l'autre, les méritants de l'un, les indignes de l'autre. Ainsi se fait la confusion de notre être véritable avec ces étiquettes auxquelles notre mental s'accroche et s'identifie. L'avidité et l'avarice sont nées et vont rapidement enfanter l'injustice. Or, ce sont bien ces vices-là qui créent la pauvreté dans notre monde. "La terre fournit suffisamment pour satisfaire les besoins de tous les Hommes, mais pas la cupidité de chaque Homme.", nous enseignait Gandhi.
Abolir les identifications aux étiquettes et aux concepts qui nous divisent et nous éloignent de notre nature fondamentale devient alors le devoir des nantis. S'ils ont le courage d'effacer leur noms, de supprimer leurs lieux et d'abolir leur âge, cela leur amènera l'ouverture et l'espace nécessaires pour prendre conscience que rien ne les sépare fondamentalement des autres êtres, que leurs attachements et identifications ne sont que des leurres et que la nature fondamentale de tous les êtres est absence de conflit.

Nous sommes arrivés ici à la croisée des chemins où le sentier initiatique intérieur rejoint la route de la collectivité. Comment s'imaginer un monde où chaque individu a déposé le fardeau de l'identification et du conflit intérieur ? 

Les querelles du monde
Efface ton nom
Supprime tes lieux
Combien de guerres ont ensanglanté la terre pour accaparer la richesse des autres, pour arracher les lieux des uns pour les incorporer aux lieux des autres ? Combien de conflits s'enflamment à partir de l'identification à tel clan, à telle nation, à telle race qui sont autant de noms, autant d'identités gravées dans le monolithe du Moi: ma nation c'est moi, ma race c'est moi, ma religion c'est moi.
Mais où est le mal ? Nulle part jusqu'au jour où le sentiment d'appartenance se heurte à un autre qui le remet en cause: je suis chrétien, donc je me sens menacé par tout ce qui ne l'est pas et qui le remet en cause. Le moment même où l'objet de notre identification est en péril, qu'il se trouve lésé, amoindri ou revendiqué par d'autres, c'est nous-mêmes qui nous sentons en péril, qui nous sentons lésés et amoindris, c'est de notre personne-même que l'on veut prendre possession. Et c'est à ce moment crucial - où s'opère la confusion entre notre personne et l'objet de notre identification - que la sécurité dans laquelle nous avait bercé cet objet cède alors à la révolte de la protection, à l'angoisse de la perte et invite le conflit dans nos cœurs.
C'est ainsi que j'ai envie de comprendre la première injonction de la poète: d'abord, efface ton nom. Au lieu d'engager la lutte, la poète nous propose de simplement effacer ce nom qui appartient à tel ou tel race, telle ou telle doctrine, tel ou tel statut, ce nom auquel est attaché toute notre identification. Ce n'est qu'en l'effaçant que nous nous rendrons compte de son imposture.
Supprimer nos lieux, notre nation, notre terre, abolir notre âge, notre statut, notre profession, notre religion, déraciner ce que nous semblons, déraciner notre orgueil, notre haine: Qui reste alors debout?

La fin du voyage
Et bien nous constatons que nous nous tenons toujours debout, avec toutes nos myriades de différences qui font la richesse créative du monde humain. Mais quelque chose a changé. Nos conflits intérieurs ont disparus, se sont vidés de leur sens. Nous voyons clairement la vanité de ces conflits et notre monde étriqué a cédé à un monde spacieux. Nous ne savons pas qui est celui qui reste debout dans cet espace, mais nous nous rendons compte que ce "qui" n'est en fait pas important, ce "qui" était justement le fardeau que nous avons trop longtemps porté avec nous et dont nous nous étonnons soudain pourquoi nous ne l'avons pas déposé plus tôt.
Reste debout un individu qui voit à travers l'apparente solidité des conflits, qui voit avec lucidité la vanité des querelles du monde tout en appréciant dans un esprit d'ouverture et de bienveillance la diversité et la richesse de l'esprit humain, car désormais il peut
Ressaisir son nom
Revêtir son âge
Adopter sa maison
Pénétrer sa marche
à n'en plus finir, puisque maintenant il les voit pour ce qu'ils sont: des apparences fugaces, des couleurs chatoyantes et bigarrées qui vont et viennent sur le tableau de la vie, sans jamais confondre le tableau avec sa nature fondamentale, son âme profonde.

Je dois me rendre à l'évidence qu'il s'agit là de l'aboutissement de tout un chemin, et qu'il ne me suffit pas de simplement décider de ne plus vivre dans le conflit pour qu'il en soit ainsi. Mais le but est le chemin, et en mettant un pied devant l'autre sur le sentier de ma vallée, je m'approche du massif montagneux qui se déploie devant moi. Puis je jette par moments des regards d'espoir vers la cime ensoleillée de l'arrivée et alors je sais pourquoi j'avance.

Bien conscient que tout mon verbiage ne pourra que diluer la simplicité élégante et la beauté spirituelle de ce poème, j'avais quand-même envie de partager ces impressions et réflexions avec vous.

Merci et bonne semaine à tous..

4 commentaires:

  1. Bonjour,
    J'ai apprécié votre lecture. J'aime aussi ce poème, il est à la fois apaisant et mobilisant. Tout redevient possible avec ce refrain. Comme une mue. Cyril

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est aussi ce que je ressens à le lecture de ce poème. Merci d'avoir partagé.

      Supprimer
  2. Cela fait quelques temps que j'éprouve des difficultés à appréhender les choses, à savoir que penser, que faire, à avancer dans un brouillard permanent. En achetant un des albums du petit-fils de la poétesse, j'ai lu ce poème, et il m'a interpellé car je ressentais qu'en ces quelques mots, elle indiquait une voie pour me permettre d'y voir plus clair. Je suis content de voir que je ne suis pas le seul à le penser et tout ce qui est dit ici me semble être une analyse très pertinente de ces quelques vers. En effet, je commence à me dire que plutôt que d'avancer en focalisant sur toutes ces choses qui nous préoccupent, il faut savoir s'arrêter, s'en affranchir et s'observer soi-même pour pouvoir s'en recharger et avancer à nouveau, mais dans le sens qui nous est propre car à ce moment-là nous tenons compte de ce que nous sommes réellement.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci beaucoup d'avoir partagé vos commentaires. Moi aussi, je suis content de voir que d'autres personnes ressentent l'appel que nous lance ce poème. Merci Thomas d'avoir condensé en quelques mots la pratique quotidienne à laquelle nous invite ce poème: s'arrêter, se dépouiller du superflu et retrouver le contact avec notre véritable nature.

      Supprimer